MULTINATIONALES (ENTREPRISES)

MULTINATIONALES (ENTREPRISES)
MULTINATIONALES (ENTREPRISES)

Il n’existe pas de définition rigoureuse de la firme multinationale (F.M.N.). Sans doute chacun comprend-il qu’elle agit dans plusieurs pays. Mais cette affirmation conduit aussitôt à s’interroger sur:

– la nature de cette action (importation? exportation? production? recherche?);

– la forme juridique adoptée par cette présence extérieure (des sociétés de vente et de promotion? des centrales d’achat? des filiales de production? des alliances? des contrats de sous-traitance?);

– le nombre des pays où la F.M.N. est active en dehors de son pays d’origine (un? trois? six?);

– la part du chiffre d’affaires que celle-ci réalise en relation avec l’extérieur (5 p. 100? 25 p. 100? 50 p. 100?).

Toutes ces réponses en forme de questions ont été effectivement formulées par des auteurs ou des organisations internationales. C’est ainsi que l’O.N.U., en 1973, proposait les critères de définition suivants: une entreprise au chiffre d’affaires annuel d’au moins 500 millions de dollars, effectuant plus du quart de ses activités de production et d’échange dans des filiales implantées dans six pays au minimum. Ces seuils semblent résoudre la plupart des difficultés soulevées.

Pourtant, la F.M.N. est ici définie comme une entreprise agissant à l’étranger. C’est admettre que l’opposition entre national et étranger conserve tout son sens et que la F.M.N. garde une “patrie”, ce qui paraît contradictoire avec le terme multinational. D’ailleurs, l’évolution récente conduit à parler d’entreprise “globale” – un qualificatif justifié, dans la mesure où celle-ci devient autonome vis-à-vis des États-nations et où elle s’organise et conduit sa stratégie à l’échelle planétaire (Charles Kindelberger).

Pour tenir compte de ces difficultés, il paraît préférable d’adopter la définition de Cyrus Freidheim: la F.M.N. est “une entreprise qui agit localement et pense mondialement”. La formule présente l’avantage de laisser dans l’ombre les problèmes de seuils (toujours arbitraires), la forme juridique de la présence à l’étranger (finalement secondaire) ou la taille de l’entreprise; elle met au contraire l’accent sur l’unité de la F.M.N. qui naît de sa stratégie.

Les F.M.N. “multidomestiques”

Les premières F.M.N. apparaissent au XIXe siècle. Des entreprises comme Singer, Nobel, Westinghouse, Michelin, Air Liquide un peu plus tard peuvent déjà être définies comme des F.M.N., et Ford s’installe au Canada dès 1903.

De 1914 à 1945, le phénomène se ralentit pour diverses raisons: nationalisations dans les pays communistes et certains pays du Sud (le Mexique nationalise les compagnies pétrolières en 1938), rapatriement des capitaux américains d’Europe pendant la Grande Crise, confiscation des sociétés ennemies pendant la guerre... Le climat général est au repli, qu’il s’agisse des investissements directs à l’étranger (I.D.E.), des flux de travailleurs ou des échanges commerciaux.

Le mouvement reprend après la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement américain encourage ses entreprises à s’installer à l’extérieur, en particulier en Europe, pour accélérer la Reconstruction: le plan Marshall prévoit un système de garantie pour les entreprises qui se prêtent à l’opération; le Trésor américain accepte de déduire des impôts payés par la F.M.N. une partie des impôts déjà payés par ses filiales à l’étranger, ce qui évite la double imposition des profits. Plus que ces encouragements officiels, les dévaluations européennes de 1949 contribuent au développement des flux d’I.D.E.: les produits américains deviennent moins compétitifs et ont plus de mal à s’exporter. Il est donc nécessaire, si l’on veut vendre en Europe, de produire en Europe, aux coûts de production européens.

Pendant toute cette période, les choses paraissent simples. Le stock d’I.D.E. américain passe de 10 milliards de dollars en 1945 à 100 milliards en 1971; l’Europe occidentale, qui accueillait 15 p. 100 de ces investissements après guerre, en reçoit 40 p. 100 en 1971, devant le Canada (30 p. 100). En revanche, la part dirigée vers l’Amérique latine est tombée à moins de 20 p. 100. Ainsi, le Tiers Monde reste à l’écart de ces flux, sauf quand il s’agit d’y exploiter des matières premières. Les F.M.N. sont alors essentiellement des entreprises industrielles américaines installées au Canada ou en Europe; le Japon, de son côté, demeure relativement fermé, et les premières grandes opérations américaines dans ce pays n’interviendront qu’en 1971 (entrée de General Motors dans le capital d’Isuzu, et de Chrysler dans celui de Mitsubishi).

Les entreprises qui “délocalisent” leurs activités avancent des arguments nombreux et variés. Charles-Albert Michalet a classé ces derniers par ordre d’importance après avoir étudié les entreprises françaises pendant la période 1971-1981: être présent sur un marché important et dynamique, afin de pouvoir y vendre; tourner d’éventuelles barrières protectionnistes, ce que William Lever énonçait dès le XIXe siècle (“Quand les droits de douane et les contraintes diverses gênent les ventes dans un pays, il faut produire sur place”); répondre à une baisse de la demande sur le marché français; diversifier les risques. Beaucoup plus loin dans le classement, les dirigeants des F.M.N. signalent leur volonté de produire dans des pays à bas salaires pour réduire les coûts de production et, éventuellement, réimporter en France. On doit enfin tenir compte de certains cas particuliers où l’implantation à l’étranger résulte non pas d’un choix mais d’une obligation: ainsi quand il s’agit d’exploiter une matière première dont on ne dispose pas sur le sol national (pétrole), ou encore quand des problèmes de transport rendent l’exportation difficile (Air Liquide préfère ainsi, dès le tournant du XXe siècle, produire en Amérique latine).

La plupart de ces motivations ont peu changé depuis le siècle dernier. Elles se ramènent à deux: soit un souci de sécurité, soit une volonté de croissance. Ce dernier point rejoint d’ailleurs la théorie du capitalisme oligopolistique: dans un marché partagé entre quelques grandes entreprises, l’expansion des ventes au détriment des concurrents réclame des efforts considérables. Il peut sembler plus rentable de consacrer les mêmes moyens à conquérir des marchés étrangers où la compétition est moins âpre.

En revanche, l’argument des bas salaires ne vient qu’en septième position dans la liste établie par Charles-Albert Michalet. On peut sans doute suspecter les entreprises consultées de ne pas avoir répondu avec une parfaite sincérité... Cette réponse prouve cependant que les F.M.N. sont encore, selon la formule de Julien Savary, des “entreprises multidomestiques” qui produisent localement afin de mieux connaître le marché et, surtout, de se faire accepter dans le pays d’accueil. I.B.M., par exemple, prend grand soin de s’installer là où elle vend, elle prétend ne pas provoquer de déficit commercial et, en France, entend se conduire en entreprise modèle en matière d’aménagement du territoire. En un mot, les F.M.N. ne seraient à cette époque que des fédérations d’entreprises autonomes. En dehors des échanges de technologie et de composants (encore limités) et, bien sûr, du rapatriement d’une partie des profits, les liens entre la maison mère et les filiales restent faibles.

Accélération et mutations de la multinationalisation

La crise qui s’est ouverte dans les années 1970 n’a pas provoqué un arrêt de la multinationalisation. Le début de la période voit pourtant une vague de nationalisations dans le Tiers Monde: pétrole algérien (1971), libyen (1971-1973), irakien (1972), koweïtien (1973); cuivre chilien ou zambien... Ces menaces justifient la création aux États-Unis, en 1971, de l’O.P.I.C. (Overseas Private Investment Corporation), chargée d’assurer les I.D.E. dans le Tiers Monde. Cependant, de la même façon que le commerce mondial continue à progresser après 1973, les flux d’I.D.E. ne se ralentissent pas. Au cours des années 1980, ils sont multipliés par sept, alors que les échanges commerciaux augmentent de 75 p. 100; après un léger tassement au début des années 1990, ils se redressent dès 1993.

Pour spectaculaires qu’ils soient, les chiffres ne suffisent pas à refléter l’ampleur du phénomène. Trois mutations sont décisives.

D’abord, de nouvelles activités sont touchées par la multinationalisation. Il s’agit, à côté des matières premières et de l’industrie, du secteur des services, en particulier des banques qui profitent de la déréglementation et des progrès de la télématique.

Ensuite un nombre croissant de pays sont impliqués. Dès la fin des Trente Glorieuses, les partenaires des États-Unis entament un processus de rattrapage, d’abord le Royaume-Uni, la Suisse et les Pays-Bas, plus tard le Japon, l’Allemagne et la France, où le mouvement est particulièrement vigoureux à la fin des années 1980. De plus petites puissances européennes (la Norvège, avec Norsk Hydro, la Suède) entrent en lice, de même que certains nouveaux pays industriels du Tiers Monde (chaebols de Corée du Sud). Parallèlement, les États-Unis deviennent le principal pays d’accueil de ces flux: non seulement le marché américain est le plus vaste du monde, mais il renoue avec une croissance forte dans les années 1980 tandis qu’il paraît se fermer (quotas sur les importations d’automobiles en 1981, quotas sur l’acier en 1982...). Mieux, à partir de 1985, la dépréciation du dollar couplée à la stagnation des salaires ouvriers et au redressement de la productivité du travail fait de la première puissance mondiale un pays à faibles coûts de production, tandis que les impôts sur les sociétés sont parmi les plus bas des grands pays industriels. On comprend que l’implantation sur le territoire américain soit, pour toute entreprise à vocation mondiale, un objectif prioritaire.

Les flux deviennent ainsi, et c’est le troisième point à considérer, de plus en plus complexes: États-Unis et Union européenne sont à la fois les deux premiers émetteurs de capitaux et les deux premiers récepteurs du monde. Le Japon, plus fermé, reste fondamentalement un émetteur de flux d’I.D.E. Au sein du Tiers Monde éclaté se détachent quelques pays en cours d’intégration, essentiellement récepteurs, mais aussi déjà émetteurs (par exemple, la Corée vers les pays de l’A.S.E.A.N.).

Cette complexité signifie que de nouvelles raisons poussent les entreprises à s’internationaliser, conjointement aux causes anciennes qui n’ont pas disparu. Ainsi, la peur de réactions protectionnistes reste importante, comme en témoigne la multiplication des transplants automobiles japonais sur le territoire américain après 1981. Ainsi encore, l’implantation aux États-Unis ou dans l’Europe de l’Acte unique (1987), ou encore les multiples efforts fournis par les entreprises pour s’installer sur le marché chinois, au potentiel si prometteur (peut-être de façon illusoire), confirment la volonté d’être présent sur les marchés de consommation les plus vastes et les plus riches. Mais l’espoir de tourner des règlements jugés trop rigoureux (en matière de protection de l’environnement ou de droits sociaux) prend une importance nouvelle. Le cycle de vie du produit peut conduire à déplacer les activités en fonction de leur caractère innovant: les pays les plus modernes seront ainsi spécialisés dans les produits nouveaux, les pays à bas salaires dans la fabrication des produits de masse banalisés. Plus généralement, l’entreprise doit tenir compte de l’émergence d’un espace économique mondial et s’adapter à celui-ci.

Vers un espace économique mondial

La notion d’espace économique mondial renvoie à une situation où l’ensemble des produits et des facteurs de production circulent par-delà les frontières nationales et où les États-nations perdent le contrôle de ces mouvements au profit d’organisations transnationales – grandes entreprises, caisses de retraite, organismes internationaux, voire réseaux de communication et associations humanitaires.

Que tous les échanges et les flux progressent de la même façon n’est pourtant pas évident. La théorie enseigne que les flux des facteurs (travail et capital) constituent des solutions de substitution aux échanges commerciaux. Plutôt que d’importer des biens de pays à bas salaires, il est possible de faire venir des travailleurs immigrés moins coûteux et de conserver les productions menacées. Plutôt que d’exporter, l’entreprise peut préférer s’installer à l’étranger pour produire et vendre sur place. La réalité est cependant plus complexe: les travailleurs maghrébins en France ou les Turcs en Allemagne retournent dans leur pays pendant les vacances en rapportant des biens de consommation durables (automobiles, électroménager); les F.M.N. organisent leur production à l’échelle mondiale, ce qui suppose déplacement de cadres et échanges de composants entre leurs filiales (commerce intrafirme). Échanges et flux sont donc moins contradictoires que complémentaires.

Il est possible de mesurer l’ampleur de la mondialisation. Au début des années 1990, les échanges commerciaux et de services représentent 22,5 p. 100 du P.I.B. mondial (contre 8 p. 100 en 1947). Les obligations d’État détenues par des non-résidents compteraient pour 20 à 25 p. 100 du total des obligations émises par les autorités publiques. Selon la Banque mondiale, une opération boursière sur sept est réalisée avec un contractant étranger. Cependant, les hommes vivant en dehors de leur pays de naissance ont été estimés, lors de la Conférence du Caire (1994), à 125 millions, soit 3 p. 100 seulement de la population mondiale. C’est là, parmi les échanges et les flux, le pourcentage le plus faible, et il nous rappelle que tout ne circule pas de la même façon.

Le terme de mondialisation se justifie dans la mesure où les frontières nationales sont devenues poreuses. Cela se vérifie en ce qui concerne les marchandises – les droits de douane sont tombés en moyenne à 4,4 p. 100 après le Tokyo Round. Les échanges de services ou de capitaux, immatériels, sont par définition difficiles à maîtriser, et beaucoup ont ironisé sur l’attachement de la France à la notion d’“exception culturelle”: quel douanier contrôlera demain les images transmises par satellite? Quant aux migrations internationales, l’impuissance des États occidentaux à les contrôler totalement est manifeste du Rio Grande au détroit de Gibraltar et de l’Oder à l’Adriatique.

Ce sont au contraire les États-nations qui sont sous influence. En témoigne la notion de contrainte extérieure, qui signifie que les États ne peuvent plus déterminer leur politique économique en fonction des seuls objectifs nationaux: ils doivent tenir compte de façon prioritaire de l’impact que cette politique aura sur leurs relations avec leurs partenaires. Ainsi, la France a dû renoncer en 1983 à sa politique de relance sous le coup d’un déficit commercial record (93 milliards de francs en 1982). Dix ans plus tard, en 1993, les limites de la marge de manœuvre du pays ont été à nouveau mises en évidence: malgré un effort exceptionnel pour défendre le franc contre les opérateurs internationaux qui anticipaient sa dévaluation (144 milliards de francs utilisés sur le marché des changes pendant le seul mois de juillet), la situation est devenue si difficile qu’il a fallu réformer le fonctionnement du système monétaire européen. Il est vrai que les réserves en devises d’un pays l’autorisent à jeter dans la balance quelques dizaines de milliards de dollars, alors que les transactions journalières sur le marché des changes atteignent, à travers le monde, 1 200 milliards de dollars.

L’“entreprise globale”

Si le rôle des États-nations est devenu secondaire, qui influence l’économie mondiale? Jean-Paul Fitoussi parle de “tyrannie des marchés financiers”. Pour être crédibles, les États doivent maintenir des taux d’intérêt élevés. La cause principale de cette situation est le manque mondial d’épargne: le redressement de l’Est, le développement du Sud ainsi que le financement des déficits budgétaires des pays développés expliquent que, selon l’E.P.A. (agence de planification japonaise), le manque d’épargne s’élevait en 1992 à 100 milliards de dollars.

Les marchés ne sont pourtant que le lieu où se manifestent des rapports de forces. Les acteurs sont englobés dans la formule vague de “spéculation internationale”. On pense à des financiers tels que George Soros; en fait, ces derniers comptent surtout par l’influence dont ils bénéficient auprès des gestionnaires des fonds de placement et plus encore des fonds de pensions: le capital de ces caisses de retraite américaines, japonaises et anglaises est estimé à 5 000 milliards de dollars, plus de la moitié du P.I.B. américain. Cette richesse les place en position d’arbitre sur les marchés financiers.

Les F.M.N. apparaissent comme les autres grands détenteurs de capitaux. Selon la C.N.U.C.E.D., elles seraient, en 1993, 38 000, contrôleraient 210 000 filiales à travers le monde, réaliseraient des ventes égales à 5 800 milliards de dollars (supérieures de plus de 1 000 milliards aux exportations de biens et de services) et emploieraient 73 millions de salariés, soit 10 p. 100 des travailleurs non agricoles. Plus important, elles se seraient transformées au point de devenir des “entreprises globales”.

Selon la description qu’en donne Cyrus Freidheim, “l’entreprise globale commande des ressources énormes à travers le monde. Elle développe ses produits avec une grande efficacité à travers le monde entier [...]. Elle réalise d’énormes investissements qu’elle amortit sur le marché mondial [...]. Ses dirigeants sont des citoyens du monde qui n’ont pas de pays favoris”. Par rapport à l’entreprise multidomestique, elle présente des caractères originaux:

– elle organise ses activités à l’échelle mondiale, échangeant composants, technologies et produits entre ses filiales;

– elle coordonne l’ensemble à partir d’un ou plusieurs centres, ce qui en fait une firme centralisée; ces centres ne sont plus obligatoirement situés dans le pays d’origine, puisque I.B.M. installe à Londres sa direction mondiale des télécommunications et Hewlett Packard celle de ses micro-ordinateurs à Grenoble;

– elle s’efforce, selon Serge Airaudi, de mettre au point des marchandises universelles, acceptables sur tous les marchés et produites à travers le monde entier, comme l’I.B.M.-PC, dont 60 p. 100 de la valeur provenait d’Asie de l’Est;

– elle réagit aux évolutions des marchés locaux avec une extrême rapidité, peut se désengager très rapidement, mais aussi “surgir en n’importe quel point du globe” si cela lui paraît opportun;

– l’essentiel est peut-être, comme l’explique George Yip, un “état d’esprit”. L’entreprise globale se veut multiculturelle et multiprésente sur le marché mondial. Elle doit donc s’identifier à une marque et à un type de produits; cette obligation peut expliquer les stratégies de recentrage sur le métier d’origine appliquées par la plupart des F.M.N. dans les années 1980. Enfin la firme globale est particulièrement attachée aux valeurs d’adaptation et de flexibilité qui deviennent les nouvelles normes sur le marché du travail.

L’exemple de Ford illustre parfaitement cette évolution. La sortie en 1993 de la Mondeo, qualifiée de “voiture mondiale” et fabriquée à la fois en Europe et aux États-Unis, a marqué le début d’une profonde réorganisation de la firme afin d’intégrer totalement les activités des filiales d’Europe et d’Amérique du Nord, avant d’étendre le mouvement à toute l’entreprise: chaque région sera spécialisée dans un type de véhicule destiné au marché mondial, chaque usine dans une activité précise. L’objectif est de supprimer les doublons en matière de recherche ou de marketing et d’économiser 3 milliards de dollars par an.

Cette rationalisation suppose que les mêmes produits puissent être vendus partout. C’est justement ce qu’exprime Kenichi Ohmae quand il parle de Triade pour désigner l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon. D’après lui, les marchés de ces trois zones se sont considérablement homogénéisés au fur et à mesure que les revenus des consommateurs se sont rapprochés. L’automobile en fournit la preuve. Jusqu’en 1970, il existe en fait deux marchés pour ce produit: l’Amérique du Nord, où se vendent des voitures de grande taille et confortables, est dominée par les constructeurs de Detroit, tandis que le reste du monde achète des voitures plus petites et plus nerveuses, produites par des firmes locales, y compris les filiales des entreprises américaines, véritables F.M.N. multidomestiques. Les goûts des consommateurs commencent à se rapprocher dès les années 1960, et la montée du prix de l’essence après 1973 y contribue. On peut alors parler d’unification du marché mondial de l’automobile.

Les entreprises peuvent donc vendre les mêmes produits dans ces trois régions; mieux, elles doivent le faire afin de réaliser des économies d’échelle. Pour cela, il leur faut être présentes partout. La forme de cette présence importe finalement peu: franchise dans le cas de McDonald’s ou de Benetton; filiales de commercialisation pour B.M.W.; filiales de production, recours à la sous-traitance internationale pour Nike (qui n’a que 7 800 salariés mais fait travailler 75 000 ouvriers dans le Sud-Est asiatique); contrats de gestion ou de fourniture de technologies avec une entreprise théoriquement indépendante; alliance avec une firme locale... Les formules sont souples et variées, en particulier depuis les nationalisations dans le Tiers Monde: les F.M.N. se sont alors efforcées d’inventer entre la maison mère et les entreprises locales d’autres liens que celui de la propriété du capital, qui les rendait vulnérables. Elles lui ont souvent substitué un rapport de dépendance moins visible, mais bien réel, qu’il soit commercial (cas de la sous-traitance) ou technique.

Une place à part doit être réservée aux alliances entre F.M.N. Elles relèvent de ce que James Golden appelle la “coopération compétitive”. Pour lui, les dépenses de recherche-développement ou de conquête des marchés sont devenues trop lourdes pour une entreprise seule. Ainsi peuvent se réaliser des accords sur un secteur précis (coopération) qui n’empêchent pas la compétition dans les autres domaines. L’alliance peut aussi permettre de prendre pied sur un marché étranger et de s’y faire accepter (cas de Toyota s’alliant à General Motors pour fabriquer la Nova aux États-Unis).

Ainsi se constituent de vastes réseaux dont le plus remarquable est celui qui rassemble entreprises automobiles américaines et japonaises. Distinguer les nationalités devient extrêmement difficile: parmi les véhicules importés du Japon par les États-Unis, on compte des modèles d’Isuzu vendus sous le nom de G.M., alors que Honda produit plus de voitures aux États-Unis qu’au Japon. “Who is US? ”, demandait, dans un article célèbre au titre difficilement traduisible en français, Robert Reich en 1990. Qui est le plus américain de Honda ou de G.M.? La question a peut-être perdu toute signification, tout comme la notion d’espace national. En effet, sur le plan économique, l’espace national se définit par l’unité du marché, la relative stabilité des facteurs de production et l’autorité de l’État. En organisant échanges de marchandises universelles, flux de capitaux et transferts de technologie à grande échelle, les entreprises globales mettent à mal les deux premiers éléments. Quant à l’autorité de l’État, chacun voit bien à quel point le rapport de forces s’est inversé dans les pays du Tiers Monde: dans les années 1960, les F.M.N. étaient accusées d’exploiter ces pays et d’y provoquer un développement dépendant et déséquilibré. Aujourd’hui, ces mêmes pays multiplient les concessions pour les attirer, à l’image du Mexique dans les années 1980.

La civilisation mondiale et ses limites

Dans L’Entreprise sans frontières , Kenichi Ohmae appelle les F.M.N. à se conduire en “citoyens modèles du globe”. Pourtant le rapport de l’économie mondialisée à l’espace est complexe. La question se pose à différentes échelles.

Au niveau local d’abord, les F.M.N. mettent en concurrence les territoires. En 1993, on a beaucoup parlé en France de la firme Hoover quand celle-ci a décidé de transférer un centre de production de Dijon en Écosse, où les salariés acceptaient des salaires moins élevés. Individus et nations paraissent bien démunis face aux entreprises sans frontières! Une des grandes questions débattues actuellement par les économistes américains est de savoir dans quelle mesure la mondialisation a contribué à la stagnation des salaires réels depuis 1970. Dans l’Union européenne, on parle de dumping social pour désigner une réalité comparable, l’obligation de réduire les droits sociaux pour attirer entreprises et emplois. Partout, l’entreprise globale réclame flexibilité et capacité d’adaptation: les travailleurs doivent évoluer aussi vite que les technologies, et les produits se déplacent, aussi vite que les stratégies des F.M.N. se modifient. Dans l’économie mondialisée, il ne peut y avoir de situation ni de droit définitivement acquis.

Cet état, nous l’avons vu, résulte du rapport de forces entre capital et travail, le premier étant rare et le second surabondant à l’échelle mondiale. Mais cela ne signifie pas que l’on doive en accepter facilement les éventuelles conséquences en termes de conditions de vie. Paul Samuelson s’interroge: “La bonne entreprise est-elle morte?”, cette bonne F.M.N. qui garantissait à chaque Américain un emploi bien payé dans les années 1950 et qui, mieux encore, promettait que le sort de chacun et de ses enfants s’améliorerait indéfiniment. Aujourd’hui, l’entreprise globale est suspectée de chantage: ou le chômage, ou une réduction des salaires.

Le rapport entre capital et travail doit par ailleurs être regardé de plus près. Ce qui est abondant, c’est le travail non qualifié. Le travail qualifié, au contraire, reste rare, et donc précieux. Et, comme nous l’avons signalé, le travail est, de toutes les productions et de tous les facteurs de production, celui qui circule le moins facilement. Voilà qui limite les marges de manœuvre des F.M.N.

Ce fait redonne toute son importance à l’espace national. Pour Robert Reich, les nations conservent une carte à jouer d’importance: il s’agit de se rendre attrayantes pour les F.M.N. et d’attirer leurs emplois. Pour cela, Reich propose non pas de multiplier les cadeaux fiscaux (les profits ainsi réalisés ne se fixeront sans doute pas aux États-Unis, pays qui lui sert d’exemple), mais de développer les atouts qui ne circulent pas ou circulent peu: emploi qualifié, infrastructures... Ainsi les F.M.N. que l’on aura attirées seront littéralement prises au piège. D’après cette analyse, l’espace national conserve donc au moins deux caractéristiques: il est doté d’une quantité de travail qualifié relativement stable, et les États peuvent y mener des politiques efficaces. Ajoutons un troisième critère: les nations gardent des spécificités culturelles bien précises.

On a en effet beaucoup glosé sur les particularités des capitalismes anglo-saxon, rhénan ou latin. Les F.M.N. auraient ainsi une culture qui les distingue. Mieux, elles garderaient une patrie. Cyrus Freidheim, analysant en 1991 les grandes entreprises américaines, constate que leur stratégie, la conception de leurs produits, la recherche-développement sont essentiellement réalisées aux États-Unis; c’est de là que vient l’essentiel de leurs capitaux, là qu’elles réalisent la plus grande partie de leurs ventes. Surtout, Freidheim calcule que 2 p. 100 seulement de leurs postes de commandement sont occupés par des non-Américains. Ce qui est vrai des entreprises américaines le serait encore plus des entreprises allemandes ou japonaises, dont le capital reste largement fermé aux investisseurs étrangers.

Faut-il en conclure avec Debra Fleenor que l’entreprise globale est un mythe? La plupart des économistes interrogés le pensent. Ethan Kaspein soutient même que la mondialisation est un phénomène très exagéré. Cet auteur constate que 7 p. 100 du P.I.B. américain était investi à l’étranger en 1900, et autant aujourd’hui; ou encore que la part des ventes à l’étranger dans le total des ventes des cent premières sociétés américaines est passé de 33 p. 100 en 1980 à 25 p. 100 dix ans plus tard. La stagnation du commerce intrafirme semble confirmer cette analyse. Il est vrai que les formes complexes et diverses qu’adoptent aujourd’hui les F.M.N. rendent difficiles les interprétations statistiques.

Les F.M.N. sont donc non pas sans patrie, mais bien plutôt obligées de manœuvrer entre différentes patries, ce qui explique sans doute leur volonté de se définir comme “citoyennes du monde”: il s’agit de ne mécontenter personne et de se faire accepter partout, et la prétention à l’universalité relève plus du discours de circonstance que de la conviction profonde.

L’économie mondialisée, enfin, est organisée en blocs régionaux. Ces blocs prennent une forme institutionnelle avec l’Union européenne ou l’A.L.E.N.A.; ils sont au contraire informels, mais bien réels, dans le cas de l’Asie-Pacifique. Ils se sont en tout cas développés fortement dans les années 1980 et peuvent être perçus de deux façons opposées: soit comme une étape sur la voie de la mondialisation, soit comme un élément de fractionnement de l’économie mondiale.

Cette question s’est posée dès la création de la C.E.E., et le G.A.T.T. l’a tranchée en estimant que la création d’un marché commun était compatible avec ses règlements. En 1995, l’Organisation mondiale du commerce confirme ce jugement. Beaucoup d’observateurs notent cependant que le taux d’ouverture de la C.E.E. a diminué depuis 1980: les pays européens se sont sans doute fortement ouverts, mais ils l’ont fait les uns aux autres, et non au reste du monde. Les États-Unis ont d’ailleurs stigmatisé cette “forteresse Europe” qui ferait, selon eux, obstacle au libre-échange.

Comme le souligne justement Serge Airaudi, les idées de mondialisation et d’entreprise globale se réfèrent implicitement à une pensée universaliste et abstraite, à “un marché idéal débarrassé des scories culturelles et des particularités locales des marchés historiques”. Cette vision des choses bute sur la réalité du milieu géographique, des héritages historiques et des acquis culturels qu’elle ne réussit pas à embrasser, ou dont elle ne peut se débarrasser.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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